Billet de blogue / Voir toutes les aventures

L’épreuve mythique de l’Abitibi

Chaque hiver, des skieurs traversent…

Chaque hiver, des skieurs traversent, sur 100 km, les étendues gelées du lac Abitibi, bravant les blizzards et les engelures. Ici, pas de piste tracée, pas d’accompagnateur. Après avoir frôlé la disparition, l’événement qui renaît de ses cendres fêtait ses 25 ans en 2019.

 

La traversée du lac Abitibi, c’est l’équivalent du Marathon canadien de ski ou à la Traversée de la Gaspésie pour les Abitibiens. Un événement mythique. La plupart des gens connaissent au moins un brave l’ayant déjà effectuée. J’étais enfant lorsque la première expédition a eu lieu. Nos professeurs nous en parlaient en classe. Les médias couvraient les départs et les arrivées. Pour la municipalité de La Sarre, dans le nord-ouest de la région, c’était gros.

Toutes sortes de légendes circulaient à propos de la Traversée. Les skieurs affrontaient des blizzards et des températures frôlant les -40 degrés Celsius. Dans mon imaginaire d’enfant, traverser le lac Abitibi ou atteindre le pôle Nord, c’était l’équivalent. Je jurais de relever le défi un jour. Ce que j’ai fait l’an dernier, à l’âge de 28 ans.

Au petit matin d’une belle journée de mars, nous sommes partis de La Sarre en autobus. Notre destination : le milieu du bois, autant dire nulle part, du côté ontarien du lac Abitibi, immense étendue lacustre de 878 km2. Seulement quelques minutes ont suffi pour débarquer nos traîneaux, boire une gorgée d’eau et nous atteler à notre charge pesant jusqu’à 100 livres.

Juste avant de partir, le chauffeur d’autobus nous lance à la blague : « Est-ce qu’il y en a un qui veut une « ride » de retour? Avec moi, c’est deux heures au lieu de cinq jours ». Tout le monde réagit avec un petit rire nerveux. Heureusement, nous n’avons pas le temps de remettre en question notre participation. Le signal de départ survient peu après. Le convoi s’ébranle, dans l’anonymat total. Sans foule ni famille pour nous encourager. Qu’importe, j’effectue mes premiers pas avec fébrilité, trop heureux de faire partie de la légende. Nous sommes une quarantaine de fondeurs. Près de la moitié en sont à leur première expérience. Ils viennent de l’Abitibi, de l’Ontario voisin, de Montréal et même de Sherbrooke. La plupart connaissent la traversée grâce au bouche-à-oreille.

Yvon Calder – 20e traversée officielle en 2012

L’idée originale vient de Yvon Calder. Le professeur à la retraite de 71 ans en a vu bien d’autres. Avant même la première édition, il avait déjà traversé le lac en solo à plusieurs reprises. Malade lors de l’édition 2018, il vient quand même nous visiter en motoneige lors du dîner de la première journée. Cette année, il fera la traversée un peu plus tard en mars, en solo, pour compenser l’édition qu’il aura manqué.

Lors d’une pause sur la berge, je lui demande d’où lui vient l’idée de l’événement. « Quand j’ai commencé à faire la traversée en 1992, il y avait un train qui faisait la route entre La Sarre et Cochrane, en Ontario. Je débarquais du côté ontarien du lac Abitibi et je revenais en ski. J’avais la sensation d’être au pôle Nord », m’a-t-il expliqué.

« Après quelques années en solitaire, j’ai approché Richard Perron (l’un des instigateurs de l’événement) en vue d’organiser quelque chose d’officiel. On n’a pas tous la chance d’aller skier dans l’Arctique, mais d’une certaine façon, le lac Abitibi, c’est notre Arctique à nous », m’a précisé ce grand fondeur devant l’éternel, qui a fait la traversée de ce désert blanc à une trentaine de reprises, parfois deux fois dans la même saison, sans jamais s’en lasser. Yvon m’explique son profond amour pour le lac Abitibi. « Chaque fois, c’est une épreuve dans les premiers jours, mais un moment donné, la routine s’installe. On finit par oublier les tracas de la vie quotidienne. On prend le temps de respirer, de se centrer sur nous-mêmes. Chaque fois, c’est comme un pèlerinage. »

Un retour en force

Le premier dîner se termine et nous reprenons le trajet. Je rejoins Jean-Pierre Robichaud, qui participe à l’événement pour une 21e fois consécutive. Du haut de ses 72 ans, il est l’aîné du groupe, mais probablement l’un des plus en forme. La taille de notre groupe l’impressionne. « C’est bien au-delà de ce qu’on voit habituellement », me dit-il. Il m’explique que durant sa première décennie d’existence, la Traversée du lac Abitibi était beaucoup plus importante que l’événement que l’on connaît aujourd’hui. Vers la fin des années 90, des guides et une armée de bénévole aidaient l’organisation. À l’époque, des participants pouvaient payer pour un forfait tout inclus. Des bénévoles montaient les tentes et servaient de la soupe à l’arrivée de chacune des étapes. Durant l’âge d’or de la traversée, 70 participants y ont pris part.

Toutefois, au tournant du siècle, le comité organisateur, qui peinait à trouver des bénévoles, a cessé ses activités. « Ça a bien failli être la fin, m’explique Jean-Pierre Robichaud. Durant les années suivantes, nous étions quelques-uns à poursuivre la tradition, nous débrouillant par nous-mêmes. Certaines années, nous étions seulement trois », me précise le doyen.

Nous arrivons au premier campement après 20 km de glisse en fin d’après-midi. Pas de temps de relaxer, chacun se construit une cuisine en neige, afin d’éviter de faire la popote à quatre pattes, dresse sa tente et prépare son repas. Une fois repu, tout le monde se couche promptement. Le lendemain, avec le froid qui nous attend à l’extérieur de notre sac de couchage, la nuit me semble trop courte. Un peu de courage sous forme de café et nous voilà repartis.

À cette édition, les froids sibériens nous épargnent. Notre problème sera celui de la chaleur, très clémente en cette période de l’année. Dans des températures qui oscillent autour du point de congélation, on doit éviter de suer dans notre équipement, parce qu’une fois mouillé, le séchage devient presque impossible. À notre troisième journée, la neige collante rend la progression en ski très difficile. Des fondeurs enlèvent leurs spatules pour avancer à pied. La chaleur deviendra si intense que certains skieront torse nu!

La traversée, c’est un moment d’introspection fort. Progressant par moment seul dans le silence le plus complet, chacun réfléchit à sa vie et se recentre sur soi-même. Les moments de solitude sont contrebalancés par des rencontres stimulantes. Au fur et à mesure de notre progression, j’apprends à connaître de nouveaux visages. Certains sont des aventuriers aguerris, comme Martin Murray, qui a tenté d’atteindre le pôle Nord en solitaire. Il a malheureusement dû rebrousser chemin à cause de la mauvaise température. Ou Martin-Simon Gagnon, qui a traversé l’hémisphère nord de la planète en vélo, incluant la Sibérie et le Canada en hiver.

Parmi le groupe hétéroclite de fondeurs, on trouve Patrick Castonguay et Lorenzo Cregheur, qui marquent les annales de l’événement. Âgés de 17 ans, ils sont les plus jeunes participants à entreprendre le périple. Pendant une semaine, ces deux élèves de la concentration plein air à la polyvalente La Forêt d’Amis font l’école buissonnière sur les glaces! C’est un de leur professeur qui leur a mis dans la tête ce projet. « Nous voulions nous dépasser en prenant part à une vraie expédition, me confie Patrick. Je m’entendais à de grands froids, mais finalement, nous l’avons eu pas mal facile. »

Afin de souligner leur exploit et de faire un clin d’oeil à l’écart d’âge, Lorenzo, Patrick et Jean-Pierre Robichaud seront placés en tête de colonne lors de notre arrivée à La Sarre. Les 55 ans qui les séparent ont quelque chose d’inspirant. L’âge importe peu, l’important, c’est d’oser. À sa 24e édition, on ne compte aucun abandon. Certains franchissent l’arche qui nous attend à La Sarre avec le sourire plein de satisfaction. D’autres avec des larmes, émues d’avoir enfin réussi cette épreuve. Chose certaine, l’expédition restera gravée dans notre mémoire.

Pour ma part, j’anticipe déjà la prochaine édition et j’espère pouvoir faire la traversée du lac Abitibi jusqu’à ce que j’atteigne l’âge vénérable de Jean-Pierre Robichaud.

 

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